Observer : curieux de nature !

Observer, déterminer, comprendre, agir.

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Thymelicus lineola, Lépidoptère, Hesperidae, Michel Le Masson, 17/07/2020, Belledonne, Prabert (Isère)

Nous vous proposons une série d’articles sur les travaux de l’entomologiste : observer, déterminer, comprendre, agir.

Ces articles n’ont pas vocation à constituer un manuel pratique de l’entomologie qui répondrait aux questions : qui, quoi, quand, comment, où ? Vous trouverez les réponses à ces questions dans de nombreux livres pratiques dont nous vous conseillons la lecture[1].

Cette série d'articles répond aux questions entomologiques suivantes : « Qu’est-ce que je fais quand j'observe, détermine, comprends, agis avec et pour les insectes ? Comment puis-je décrire ce que je fais ? Quels problèmes cela soulève-t-il ? Quels en sont les enjeux ? »

Chacune de ces actions renvoie à des pratiques différentes, mais qui interagissent entre elles. On ne peut déterminer, comprendre et agir que si l’on a, au préalable, observé. Mais on observe différemment quand la détermination, la compréhension et l’action informent à leur tour l’observation.

Enfin, ces travaux font appel à diverses capacités humaines : curiosité, sensibilité, émotion, mémoire, réflexivité et action.

Nos études entomologiques se réfèrent à notre expérience, mais aussi à celle d'autres entomologistes, naturalistes, écrivains poètes et philosophes qui ont partagé avec nous leurs observations et leur intérêt pour les insectes.


[1] Pour débuter : Vincent ALBOUY, Le petit guide Entomo, Observer et identifier les insectes, Delachaux et Nietslé, 2017 ; François LASSERE, J’observe les insectes, Les guides Salamandre, 2014. Pour les experts : Guy COLAS, Guide de l’entomologiste, Boubée, 1948. Ce dernier livre est épuisé, mais se trouve en occasion.

Regarder le vivant minuscule

Spalia Satorius
Spalia sartorius, Lépidoptère, Hesperidae, Michel Le Masson, 13/05/2020, La Rivoire, Champs-sur-Drac (Isère)

Regarder, à la différence de voir, est un acte volontaire, intentionnel. Regarder signifie porter son attention sur quelque chose ou quelqu’un. Pour l'entomologiste, c’est accorder de l’attention aux vivants que sont les insectes.

Ceux que nous observons sont des vivants bien singuliers et pluriels. La classe des insectes comptait quelque 1,013 million d’espèces décrites en 2017, soit plus de la moitié des espèces vivantes ; il semble plausible qu’il en existe entre 2 et 5 millions dans le monde. En France, il y a environ 40 000 espèces[1) Les insectes représentent plus de 50% de la biodiversité des espèces vivantes recensées et ils jouent des rôles primordiaux dans le fonctionnement de nos écosystèmes : pollinisation, recyclage, amélioration des sols, rôle dans la chaine alimentaire, etc.

Au départ de nos observations, il y a de la curiosité, une manière de vivre dans l’ouvert, une façon d’être aux aguets de ce petit peuple des prairies, chemins et forêts. Nous accordons ainsi notre attention aux minuscules des mondes naturels.

« la nature n’est nulle part plus tout entière que dans les tout petits» nous a prévenu dès l’antiquité PLINE l’ancien. La citation mérite d’être rapportée en entier : « Nous admirons les épaules chargées de tours des éléphants, les cous des taureaux, leur violence à projeter en l’air leurs victimes, les rapines des tigres, les crinières des lions, alors que la nature n’est nulle part plus tout entière que dans les tout petits. Aussi, je prie les lecteurs, malgré le mépris qu’ils ont pour beaucoup de ces insectes, de ne point vouloir également condamner de leur dédain ce qui est rapporté ici ; dans l’observation de la nature, rien ne peut paraitre superflu[2] ». Notre attention aux insectes, à des êtres minuscules, est une porte d’entrée à une sensibilité au vivant dans son ensemble. Être entomologiste, c’est d’abord, être naturaliste.


[1] Vincent ALBOUY et alii, L’Adieu aux insectes ? Ulmer, 2020, page 81.

[2] PLINE l’ancien, Histoire naturelle, Les belles Lettres, 2003, Livre 11, I,4.

S’émerveiller

Ephemera vulgata
Ephemera vulgata, Ephéméroptère, Ephemeridae, Michel Le Masson 22/06/2020, La Rivoire, Champs-sur-Drac (Isère)

A l’origine, chez beaucoup d’entomologistes il y a de l’émerveillement : « L’ocelle d’une aile de papillon ne cache rien d’inférieur au golfe de Naples ou à la baie de Rio, dont nous ne percevons non plus rien que la surface (…) Dans mes souvenirs, les spectacles naturels s’ordonnent justement autour d’instants durant lesquels je scrutais avec attention l’un de leurs détails minuscules. Il s’établissait alors un contact, dont jaillit une lumière particulière » écrit Ernst JÜNGER[1].

Cet émerveillement devant les insectes est souvent issu de l’enfance. Ecoutons Maurice GENEVOIX[2] : « C’est en ces jours radieux que j’ai lié connaissance avec le monde des insectes. Comment ne pas s’émerveiller, lorsque l’on a deux ou trois ans, au passage d’un carabe doré sur le sable d’un chemin ? Ce long joyau coruscant, aux élytres de métal vert guilloché d’or, aux pattes rouges, si rapide, il a filé comme un météore ; et l’enfant continue de le voir, rai de lumière sur sa rétine, bien après qu’il a disparu sous les herbes[3] »

Observer les insectes, c’est donc vivre au grand air, faire de nos promenades, de l’ensemble des champs, des forêts et des montagnes, des occasions de nous émerveiller. Notre cabinet de curiosité est à ciel ouvert et notre regard émerveillé oscille entre le très haut avec les papillons, les insectes volants et le très bas avec les bousiers, les insectes rampants, les cavernicoles. De l’idéal au fécal, de l’éther à l’aptère…

Observer, c’est aussi un plaisir, celui de vivre avec les bêtes et les saisons : « On allait voir si le Scarabée sacré avait fait sa première apparition au plateau sablonneux des Angles, et roulait sa pilule de bouse, image du monde pour la vieille Egypte (…). Pour abréger, disons que, gens simples et naïfs, prenant un vif plaisir à vivre avec les bêtes, nous allions passer une matinée à la fête ineffable du réveil de la vie au printemps[4] ».

Observer, c’est une recherche mais aussi des rencontres inattendues laissées au hasard des tribulations de l’entomologiste. Partis pour observer des nids d’abeilles terricoles Lasioglossum leucozonium (Halictidae), nous voilà arrêtés en chemin par une grosse tarentule radiée (Hogna radiata) et notre regard bientôt capté par une Mantispe commune (Mantispa styriaca[5]), insecte que nous n'avions jamais observé auparavant. L’attention aux insectes consiste ainsi, parfois, à suspendre sa pensée, à la laisser disponible, vide et attendre des rencontres inattendues : « Les biens les plus précieux ne doivent pas être cherchés, mais attendus[6] ».

Si l’émerveillement envers les insectes commence avec l’enfance, il nous renvoie également à notre finitude et à des aspects de notre humanité que nous ne pouvons aborder ici que sur la pointe des pieds. La beauté des insectes n’est ni un simple ornement ni un seul objet de contemplation, mais aussi une énigme. Sur ces profondeurs de l’observation, laissons la parole au poète : « Cette splendeur semble avoir sa source dans la mort, non dans l’éternel ; cette beauté parait dans le mouvant, l’éphémère, le fragile ; finalement, l’extrême beauté luirait peut-être dans l’extrême contradiction ; dans la contradiction portée jusqu’à l’énigme et jusqu’à une énigme qui, à la réflexion, doit nous sembler une folie : ailes de papillon, graines, regards[7]… »


[1] Ernst JÜNGER, Chasses subtiles, Christian Bourgeois, 1969, page 122.

[2] Au sujet de Maurice GENEVOIX qui vient d’entrer au Panthéon, signalons le livre récent de Jacques TASSIN, Genevoix, l’écologiste, Odile Jacob, 2020

[3] Maurice GENEVOIX Tendre bestiaire, Plon 1969, Le hanneton, page 57.

[5] Sur les interactions entre Mantispa styriaca et les Lycoses (araignées loup) comme Hogna radiata, voir cette page du site d'André LEQUET

[6] Simone WEIL (citée par Philippe JACCOTTET).

[7] Philippe JACCOTTET, La promenade sous les arbres, La bibliothèque des arts, 1980, page 38.

Considérer avec application

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Agapanthia dahli (détail), Coléoptère, Cerambycidae, Michel Le Masson, 15/07/2020, La Rivoire, Champs-sur-Drac

Non seulement l’observation des insectes consiste à l’attention émerveillée portée à la vie minuscule, mais aussi à l’application portée au détail : « Tout entomologiste, professionnel comme amateur, vit sous l’emprise du détail - qu’il s’agisse du nombre de segments d’un tarse ou du diamètre d’un ocelle. Au rebours du sens commun, les apparences, pour le naturaliste, sont tout sauf trompeuses : le simple savoir des surfaces aide à poser les bonnes questions, et parfois à y répondre[1] ». Cette capacité d’application, ce souci des détails est à la base de l’observation entomologique : « Cet intérêt superficiel et presque enfantin pour les formes extérieures des êtres vivants fut bien la seule chose qui nous mena à la solution du problème des espèces[2] » écrit Alfred Russel WALLACE, co-découvreur en 1858 avec Charles DARWIN des lois de la descendance avec modification des espèces[3]. L’entomologie est à la base une observation, une application aux détails du monde des insectes, la mise en œuvre d’un savoir des surfaces.

Ce qu’observe d’abord l’entomologiste, ce sont les caractères propres de l’insecte. Nous reviendrons dans un article sur la détermination sur l’importance et la portée des caractères observés pour la connaissance du vivant et, en particulier, des insectes.


[1] Romain BERTRAND, Le détail du monde, Seuil, 2019, page 95.

[2] Alfred WALLACE, cité par Romain BERTRAND page 95.

[3] Sur les rapports entre WALLACE et DARWIN, lui-même entomologiste remarquable (les Carabidés sont son grand amour de jeunesse), lire : Charles DARWIN, L’origine des espèces, Champion Classiques, 2009, Naitre à vingt ans : genèse et jeunesse de l’Origine, pages 126 et suivantes.

Observer les milieux et les mondes des insectes

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Parnassius apollo, Lépidoptère, Papilionidae, François Blache, 2020, Vallon de la Jarjatte, Les Granges du Bois, Lus-la-Croix-Haute, (Drome)

Mais au-delà de ce savoir de surface, l’observation entomologique, c’est aussi la connaissance du monde de l’insecte observé : « Tout chasseur subtil [l’entomologiste pour JÜNGER] a, lorsqu’il pénètre dans sa réserve, ses habitudes, fondées à l’ordinaire sur une longue expérience. Je commence à prendre quelques notes sur le lieu et ses traits particuliers, et, avant tout sur sa végétation. Botanique et entomologie sont sœurs jumelles, sans parler du fait qu’elles sont toutes deux scientae amabiles[1] ».

Un certain nombre d’ouvrages sont parus ces dernières années (venant s’ajouter à des ouvrages anciens) sur les liens entre insectes et végétaux. Ceux-ci permettent à l’observateur d’avoir des indications sur les cortèges d’insectes qu’il pourra potentiellement observer sur chaque espèce végétale et comprendre ainsi les phénomènes complexes d’interaction et de coévolution entre insectes et végétaux[2].

L’observation, avec application, des insectes consiste également à faire cette expérience mentale étrange et particulière qui est de se placer du point de vue de l’insecte : voir en quelque sorte le monde comme un papillon ou un scarabée le voit. Cette question du milieu et du monde animal de l’insecte a fait l’objet d’un livre important de Jacob Von Uexküll paru en  France en 1956 : « Le message d’Uexküll reste donc toujours d’une actualité brûlante : les animaux ne sont ni des machines réactives ni des machines computationnelles, mais des êtres vivants dotés d’une sensibilité qui interprète le monde, les autres êtres vivants et lui-même, leur permet de s’approprier ce qui devient leur environnement et qui s’appuie sur des émotions[3]».

Observer les insectes nécessite de faire un mouvement de va-et-vient incessant entre l’observation de près et une prise de recul pour considérer leurs milieux de vie et leurs mondes.

Malheureusement, le déclin du nombre d'insectes (lire ici : l'Adieu aux insectes ?) oblige les entomologistes d’aujourd’hui à mettre ceux-ci en observation comme des médecins le font avec leurs malades. Les entomologistes sont ainsi devenus au fil des années des témoins, des vigies de la nature. Les inventaires et l’observation des espèces bioindicatrices nous renseignent ainsi sur la dynamique des populations et des peuplements d’insectes, sur la qualité de leur milieu de vie ( lire ici : Etude sur les Coléoptères xylophages et saproxyliques du col du Coq).


[1] Ernst JÜNGER, Chasses subtiles, Christian Bourgeois, 1969, page 67.

[2] Voir notamment : DIDIER et GUYOT, Des plantes et des insectes, Editions Quae, 2012 ; Margot et Roland SPOHN, Fleurs et insectes, Delachaux et Nietslé, 2016, et, dans une perspective plus scientifique, un livre important : Nicolas SAUVION et alii, Interactions insectes-plantes, Editions Quae/IRD Editions, 2013.

[3] Dominique LESTEL, Préface à Jacob von UEXKÜLL, Milieu animal et milieu humain, Bibliothèque Rivages, 2010.

Partager ses observations

Beaucoup d’entomologistes ont commencé leurs observations par la tenue de carnets. Carnets usés, tachés et cornés par des mois d’observations. On y note le jour de l’observation, le temps qu’il fait, le lieu et enfin la description des insectes, avec quelquefois de rapides croquis et notations particulières. Notre mémoire est fragile et nous avons besoin d’outils pour fixer ce que nous avons observé. La photo numérique est aujourd’hui venue suppléer et parfois remplacer les anciens carnets papier. Les photos se substituent aux croquis et l’identification sur photo vient au secours de l’observation. Les appareils actuels permettent d’enregistrer quelquefois le lieu, les coordonnées géographiques et l’altitude.

Mais une observation, notée ou photographiée, est de peu d’intérêt si elle n’est pas partagée avec d’autres. C’est l'une des raisons d’être du Club Entomologique Dauphinois ROSALIA et de ce site Internet (articles, photos, études). Ce sont aussi celles des sites Internet dédiés, des enquêtes participatives et des publications entomologistes. L’ensemble de ces outils d'études nous permettent de recenser et partager les observations faites par d’autres entomologistes et curieux d’insectes. Ils nous font progresser dans la connaissance spécifique de ceux-ci, leur répartition, leur biologie et leur écologie. Ces partages d’observations sont également un moyen de sensibiliser le grand public au vivant dans toutes ses dimensions, de documenter le déclin observé des insectes et de promouvoir les actions en leur faveur.


[1] Jean-Henry FABRE, Souvenirs entomologiques, Robert Laffont, collection bouquins,2009.

[2] Sur les rapports entre Charles DARWIN et Jean-Henri FABRE, lire : Fabre, la miroir des insectes, Patrick TORT, Vuibert/ASAPT, 2002.

Certaines fois, ces observations prennent la forme d’ouvrages, véritables romans qui nous tiennent en haleine et déclenchent des vocations d’entomologiste. Il en est ainsi des Souvenirs entomologiques[1] (10 volumes parus entre 1914 et 1924 chez Delagrave ! ) de Jean-Henri FABRE (1823-1915). Celui-ci était à la fois un observateur inimitable (Charles DARWIN) et un conteur fabuleux (l’Homère des insectes selon Victor HUGO). Si, à la relecture récente de son œuvre, nous pouvons avoir quelques réserves (son anti-Darwinisme et son fixisme en matière d’espèces[2]), il n’en reste pas moins un observateur précieux, précurseur de l’éthologie et de l’écophysiologie.

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Réalités et rêves d’insectes

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Aporia crataegi (détail), Lépidoptère, Pieridae, François Blache, 27/06/2020, vers le Pont de l'Echat, Vallée du Glandon, Saint Colomban-des-Villars, (Savoie)

L’observation entomologique est donc tout à la fois une immersion dans des mondes réels et une rêverie autour des insectes. Souvenons-nous de TCHOUANG TCHEOU. Celui-ci, au réveil d’un rêve où il avait été un papillon butinant les fleurs, se demanda s’il était TCHOUANG TCHEOU se souvenant avoir rêvé qu’il était un papillon ou plutôt un papillon en train de rêver qu’il était TCHOUANG TCHEOU[1]. Entomologistes, nous rêvons de papillons et d’insectes qui, eux-mêmes, rêvent d’humains qui aient envers eux des égards ajustés[2]. Pour que l’observation des papillons et des insectes puisse avoir un avenir et se fasse dans un monde partagé


[1] Les œuvres de Maître Tchouang, Traduction de Jean LEVI, Editions de l’encyclopédie des nuisances, 2006, page 30.

[2] Sur la notion d’égards ajustés, lire Baptiste MORIZOT, Manières d’être vivant, Actes Sud Mondes sauvages, 2020, pages 279 et suivantes.

Date de dernière mise à jour : 07/02/2021

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